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ÊTRE HISTORIEN EN SERBIE

Afin de bien comprendre les choses et éviter au profane de se perdre dans la masse d’informations contradictoires qui fusent, il est important de dépeindre la scène scientifique historique en Serbie. En somme, il s’agit de définir quels sont les courants existants.
Dragan Krsmanovic, Mg., historien et ancien directeur des Archives militaires de Serbie
Par Dragan Krsmanovic, Mg.,
Historien et ancien directeur des Archives militaires de Serbie

Ce n’est un secret pour personne que les notions élémentaires sur la vie se construisent dans les jeunes années (certains affirment même jusqu’à l’âge de douze ans). Pendant cette période, le jeune être humain acquiert une notion claire du Bien et du Mal, de ce qui est moral et de ce qui ne l’est pas, de ce qui est permit et de ce qui est interdit. Dans le cours futur de la vie, il est aisé d’acquérir des informations, mais il est très difficile de changer de jugements de valeur. Par exemple, si un enfant adopte le point de vue selon lequel les individus seraient inégaux en fonction de leur appartenance raciale, l’adulte qu’il sera devenu pourra même être l’un des meilleurs anthropologues au Monde, celui-ci tendra toujours dans ses recherches à vouloir appuyer ses conclusions en adéquation avec ses préjugés (formés durant son jeune âge).

Formés de façon similaire, trois courants existent dans l’historiographie serbe, dont les membres, par leurs jugements de valeurs passés, sont prédisposés à arriver à des conclusions d’une façon qui leur est propre. Ces courants sont :

L’historiographie traditionnelle communiste :

Ses conclusions concernant la Seconde Guerre Mondiale en Yougoslavie sont claires et sans équivoque : Le Roi Pierre II et le gouvernement ont abandonné le pays et ont de facto perdu le droit de le diriger- Le Royaume de Yougoslavie a capitulé - dans le vide politique qui s’est installé, seul le Parti communiste yougoslave (PCY) est resté aux côtés du peuple. Combattant résolument l’ensemble des ennemis (qui se sont associé dans une sorte de « projet criminel commun »), les partisans, avec à leur tête le PCY, les ont tous vaincu et ont apporté la liberté au peuple, en même temps la révolution socialiste et le changement de la société. Des traîtres et des collaborateurs ont existé dans tous les peuples [de la Yougoslavie – NdT], ils ont tous exactement le même profil criminel (les Tchetniks, les Oustachis, les Balistes, la Garde Blanche, etc…) et ont parfaitement mérité la punition qui les a atteint. Le PCY n’a jamais fait d’erreurs, il n’y a eu nulle part d’innocents parmi les victimes du régime communiste, et tout ceux qui ont été tués par les partisans ou l’OZNA [police secrète yougoslave après la guerre – NdT] l’avaient certainement mérités. Les Partisans étaient de véritables ascètes, avec un mental bien supérieur à leurs ennemis, ils étaient disciplinés, solidaires… ajoutons aussi beaux et nobles d’âme.
Les tenants de ce courant de l’historiographie sont tous les historiens dans la République Socialiste Fédérative de Yougoslavie jusque dans les années 1990, et même au-delà pour la plupart d’entre eux, en incluant les hommes-clés de la Faculté de Philosophie de l’Université de Belgrade. Ceux-ci rejettent l’idée même d’une quelconque « réconciliation ». Pour eux, entre les antifascistes et les fascistes, les libérateurs et les collaborateurs, les progressistes et les réactionnaires – il ne peut y avoir aucune réconciliation. Tout a déjà été démontré et toute discussion historique n’est que politique politicienne et perte de temps.

L’historiographie néo-communiste :

Elle est apparue dans les années 1990, avec l’aile dissidente de l’historiographie communiste officielle. Faisant face à certains faits historiques, mais aussi aux bouleversements extrêmes de la société, ils ont déplacé leur curseur de l’internationalisme au nationalisme. Ils ont adopté la position de « deux mouvements antifascistes » [les Tchetniks et les Partisans communistes - NdT], et la base de leurs points de vue est la suivante : Le Roi Pierre II s’est enfuit du pays et a perdu toute légitimité sur le plan intérieur, mais l’a conservé aux yeux de l’étranger. Dans le pays se sont formés deux mouvements de résistance indépendants l’un de l’autre, le monarchiste-nationaliste, mené par Draja Mihaïlovic d’un côté, et le mouvement communiste sous la férule de Josip Broz de l’autre. Pendant la lutte, grâce à une meilleure discipline et organisation, ainsi qu’une « parfaite unicité », le mouvement communiste s’est montré plus efficace et a vaincu le mouvement nationaliste dans la guerre civile, ce qui a contraint ce dernier à commencer à collaborer avec l’Occupant afin de continuer à exister. Enfin, il a aussi été vaincu sur le plan diplomatique et a finit par disparaître complètement. Ils distinguent les collaborateurs, puisque Nedic et Liotic avaient accepté de se sacrifier pour le peuple serbe, les Oustachis sont des criminels, et les Domobranes [La Garde Nationale Croate, « armée régulière » de l’Etat Indépendant de Croatie – NdT] sont des croates mobilisés de force, etc…
Les principaux représentants de cette historiographie sont les historiens de l’Institut d’Etat pour l’Histoire contemporaine Kosta Nikolic et Bojan Dimitrijevic, qui réussissent à entraîner dans leur sillage des jeunes historiens comme Nemanja Devic.
Les représentants de ce courant plaident pour « une réconciliation ». Ils demandent à l’historiographie communiste de reconnaître l’existence de deux mouvements antifascistes, et en échange on ne toucherait pas aux mérites des Partisans communistes dans la lutte antifasciste, et le mouvement communiste sera toujours reconnu comme ayant été mieux organisé et plus actif. Les communistes reconnaîtraient de petites erreurs et des « déviances gauchistes » (qu’ils définissent comme « assassinats préventifs pris à l’initiative de certains communistes locaux ») dont ne seraient responsables que certains individus [et non le mouvement par son essence NdT].
En somme, ceci serait la porte de sortie pour les communistes, dans le cas où, sous le poids des arguments, ils doivent se résigner à abandonner le monopole de la lutte pour la libération et l’absence d’erreur durant la guerre.

L’historiographie classique

Leurs représentants, du fait de l’idéologie de la pensée unique et de la censure d’Etat, ont débuté leur activité hors des frontières de la Yougoslavie, et de nos jours, même si ils sont peu nombreux, ils sont présents aussi en Serbie. La base de leur conclusion est que le Royaume de Yougoslavie n’a pas capitulé en 1941, et qu’elle a continué la guerre dans le cadre de la coalition Alliée antifasciste (en somme, comme les autres pays sous occupation nazie). Le Roi Pierre II a seulement déplacé son trône sur un territoire contrôlé par les Alliés - tout comme les autres têtes couronnées dont le pays était occupé. Les forces sous le commandement de Mihaïlovic sont les restes de l’Armée du Royaume de Yougoslavie (héritière de l’Armée serbe des guerres précédentes) qui ne s’étaient pas rendus aux forces de l’Axe, et la seule formation armée légale sur son territoire. Les communistes sont des émeutiers qui profitent de la zizanie résultant de l’Occupation pour s’accaparer le pouvoir, et, par des actes arbitraires, provoquent de terribles représailles de la part de l’Occupant et de leurs collaborateurs sur la population civile. De part son grade dans l’Armée, Mihaïlovic avait le pouvoir de déterminer la stratégie et la tactique du combat sur le terrain. A cause de la protection des intérêts serbes, qui importaient à Mihaïlovic, les Alliés l’abandonnent, même si il avait activement combattu les Occupants, et apportent leur soutien au croate Broz, étant persuadés que par son intermédiaire ils réussiraient plus facilement à satisfaire leurs propres intérêts, c'est-à-dire avant tout, la destruction de l’espace ethnique serbe. Nedic et Liotic sont des collaborateurs pour lesquels il peut seulement y avoir un petit peu de compréhension, mais certainement pas le pardon pour avoir trahi le peuple auquel ils appartiennent.
En exil, les représentants de ce courant ont été Slobodan Jovanovic - professeur éminent de Droit Constitutionnel et ancien Chef du Gouvernement en exil du Royaume de Yougoslavie à Londres (1942), Radoïé Knezevic – expert international en littérature et langue française, Ministre à la Cour Royale en exil à Londres (1942) et bien d’autres.  Aujourd’hui, celui qui a repris le flambeau en Serbie est le plus grand connaisseur du Général Mihaïlovic et de l’Armée du Royaume de Yougoslavie pendant la Seconde Guerre Mondiale – Miloslav Samardjic.
Les représentants de ce courant sont partisans d’une réconciliation, mais sur une base significativement différente. Il ne peut y avoir de réconciliation avec les sympathisants d’une idéologie totalitaire, quelle qu’elle soit. Ceux d’entre eux qui renonceraient à ces idéologies, que ce soit l’idéologie communiste ou l’idéologie profasciste (sympathisants de Liotic), la réconciliation est possible et même souhaitable.

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